Delphine, publié en décembre 1802, est le premier roman de Germaine de Staël. Il est écrit après le succès de De la Littérature (1800) qui a définitivement imposé son auteur sur la scène littéraire et répond, après «l’esprit sérieux», à un désir de fiction romanesque. Composé de six parties, auxquelles s’ajoutent une préface et une conclusion, ce roman épistolaire, qui nous conduit d’avril 1790 à septembre 1792 au cœur des salons parisiens, retrace les amours et l’impossible union de la vive et généreuse Delphine d’Albémar avec le fier et ombrageux Léonce de Mondoville.

De l’Ancien Régime à la Révolution

     Roman de l’amour impossible, Delphine est avant tout un roman héritier du Siècle des Lumières, qui formule en termes de divergences d’opinion la problématique amoureuse. Jeune femme « philosophe », éprise de liberté, Delphine rencontre en Léonce un attachement à des valeurs (l’honneur, la réputation) qui le placent dans une complète dépendance de l’opinion. En cela, il est le digne représentant d’une société aristocratique d’autant plus conservatrice qu’elle est dangereusement menacée à l’aube de la Révolution française. Par son « caractère inconsidérément vrai », Delphine heurte cette société qui a fait du respect – extérieur – des convenances, autrement dit de la fausseté, sa morale et se heurte surtout à cet « esclavage de l’opinion, qu’on peut bien regarder comme la pire de toutes les servitudes » (Benjamin Constant, janvier 1803). « Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’y soumettre », prévient (ou condamne ?) l’exergue. Et la très catholique et très conformiste Matilde de Vernon, cousine de Delphine, de surenchérir au seuil du roman : « Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenaient ainsi pour guide ce qu’elles appelleraient leurs lumières ? » Delphine pose ainsi dès l’ouverture le problème de l’indépendance de vues chez une femme.

     De là à réduire le personnage à une « tête exaltée » aveuglément enthousiaste de la Révolution, comme certains critiques de l’époque ont pu le faire, et le roman à un procès intenté à l’Ancien Régime, il est toutefois un pas que nous ne franchirons pas. Germaine de Staël d’ailleurs nous le défend. Dans une lettre écrite à l’un de ses amis en octobre 1800, elle déclare qu’ « il n’y aura pas un mot de politique, quoi que [le roman] se passe dans les dernières années de la Révolution ». Si les événements révolutionnaires, d’abord à peine entrevus dans les salons, prennent une place grandissante au fil des échanges, ils sont surtout intéressants en tant qu’ils font progressivement irruption dans un univers aristocratique qu’ils bouleversent et remettent en question. De l’Ancien Régime à la Révolution, d’un monde qui s’effondre à un autre qui émerge lentement, et non sans secousses, Delphine offre la dramatique mise en récit d’une période de transition, telle qu’elle est douloureusement éprouvée au sein d’un couple écartelé. « Ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la différence de nos goûts et de nos opinions ? »

Un roman du divorce

     Roman de la Révolution, Delphine est un roman du déchirement, de la fracture, dans lequel tout attachement, tout lien, devient problématique. Le serment est de ce point de vue une des clés du roman. Être de bonté, tout entier dans le don et la générosité, Delphine ne cesse de se lier par des promesses qui engagent sa parole comme son avenir. Au cours du roman, elle se lie successivement par un don à sa cousine, une promesse à sa tante, puis par des vœux monastiques, qui sont autant de « barrières » qui l’empêchent de s’unir à Léonce. En ces temps troublés, le serment, qu’il soit conjugal ou monastique, est devenu « criminel ». Tendant à être supplanté par le contrat, libre engagement de la volonté reposant sur un principe d’intérêt, cet « engagement irrévocable » apparaît comme une violence faite à l’individu et un enchaînement contre-nature de sa liberté.

     Dans les premières années de Révolution (rappelons que Delphine déroule son intrigue de 1790 à 1792), le soupçon est tout particulièrement jeté sur le mariage et sur les vœux monastiques. Le roman confronte les personnages à deux possibilités historiques nouvelles, rompre les vœux monastiques (interdits en 1790) et divorcer (le divorce est légalisé en 1792). Ces ruptures de serment, qui ouvrent autant de possibles narratifs, sont l’occasion de terribles dilemmes moraux. Léonce peut-il « faire divorce » d’avec Matilde sans se perdre de réputation ainsi que Matilde ? Thérèse d’Ervins, amie de Delphine, mariée à un homme de vingt-cinq ans son aîné, a-t-elle le droit de se déprendre de liens sacrés pour s’unir à l’homme qu’elle aime ? Si la réponse paraît aller de soi pour le lecteur contemporain, le roman tire sa puissance dramatique du « fatal » décalage entre les avancées du temps et la réticence des esprits. Il donne à lire, à échelle individuelle, les tourments d’une génération tiraillée entre deux âges. À tous points de vue, Delphine est bien le roman du divorce.

Un roman dangereux ?

     Héritier des questionnements révolutionnaires, le roman rédigé en 1802 s’affronte à des questions sociales d’une actualité brûlante. En représentant l’entrée au couvent comme un emprisonnement digne de la plus haute barbarie, à l’image de l’enfermement symbolique dans un mariage malheureux, Delphine remet en question des pratiques jugées aliénantes à l’encontre des femmes. Histoire de Delphine, histoire de Thérèse, histoire de Madame de Vernon et de nombreuses autres femmes encore, le roman devient, selon les mots mêmes de son auteur, « l’histoire de la destinée des femmes présentée sous divers rapports ». À travers ces destins croisés, Germaine de Staël pose ainsi la question de l’émancipation féminine qu’elle approfondira cinq ans plus tard dans son second roman, Corinne. Ce faisant, elle ne pouvait que s’attirer les foudres des journalistes de son temps, au service d’un pouvoir conservateur.

     Tandis qu’avec le Concordat Napoléon réaffirme le Catholicisme comme religion d’État, Staël dénonce par ailleurs des pratiques religieuses jugées obscurantistes. Surtout, à travers le déisme de son personnage Delphine qui a, selon le mot de Constant, « la religion de Dieu et non pas la religion des prêtres », elle promeut une croyance plus intuitive, plus intime et fondée sur le sentiment, qu’elle développera en 1810 dans De l’Allemagne. « Dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n’est point à la foi catholique, ce n’est point aux hommes respectables chargés de nous l’enseigner, que vous soumettez votre conduite, c’est à votre manière de sentir et de concevoir les idées religieuses ». Dans une société aux fondements ébranlés par une décennie de révolution et que Napoléon tente de ressouder sur le socle du conservatisme, favoriser une approche personnelle de la religion comme du lien social est une « hardiesse » que la société fictionnelle comme celle de 1802 ne peuvent pardonner à Delphine.

Le procès de la sensibilité

     Si procès il y a dans Delphine, c’est celui qui est dressé à la sensibilité – a fortiori féminine – dans un siècle naissant qui s’édifie sur des valeurs moins communes qu’uniformes. La sensibilité de Delphine, cette « manière de sentir » qui est aussi une manière de juger et de vivre, n’est autre que la revendication d’être pleinement elle-même dans une société qui ne l’est que trop peu. Là réside bien le scandale du roman. Si chacun devient juge de soi-même et du monde, chaque lecteur est par suite en droit de se confier à « ses impressions » pour juger du roman. Ouvrant la préface sur cette audacieuse déclaration, Staël pose le protocole de lecture de ce roman par lettres qui cherche dans la « justesse de ton » à rendre, pour mieux la valoriser, la pluralité des voix individuelles. Aussi le choix de l’épistolaire ne s’explique-t-il pas seulement par le désir de Germaine de Staël de s’inscrire dans une tradition littéraire qu’elle a beaucoup admirée, notamment en l’ouvrage de Julie ou la Nouvelle Héloïse ; il s’impose à celle qui fait de la polyphonie un principe de défense de la sensibilité. Un bon roman n’est-il pas « une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à ceux qui vivront » ?

     Que signifie dès lors l’abandon des lettres dans la conclusion sinon un mutisme horrifié face à l’avènement de la Terreur en août 1792, et plus généralement l’étouffement de toute voix et de toute discordance sous le joug croissant de Napoléon Bonaparte dix années plus tard ? La « manière de juger », qui était aussi une « manière de sentir », s’est transformée en un jugement unilatéral et en sentence de mort. Ce despotisme de la voix unique est tout autant celui de la Terreur, qui a mis à mort les voix de l’Ancien Régime en la personne de Léonce, exécuté par le Tribunal Révolutionnaire à la fin du roman, que celui du Consulat qui musèlera bientôt la presse et la libre pensée. Mise en garde romanesque, Delphine est un cri adressé « à la France silencieuse mais éclairée, à l’avenir plutôt qu’au présent » et un appel à répondre à l’uniformisation de l’Europe Napoléonienne par la défense d’une Europe des Lumières en transition vers le Romantisme, auquel l’Angleterre et l’Allemagne montrent la voie. C’est grâce à cette sensibilité plurinationale, significativement représentée dans le roman par les personnages les plus progressistes (Messieurs de Lebensei et de Serbellane) qui annoncent à leur façon la grande Corinne, que l’Europe écrira son avenir. Germaine de Staël le disait déjà en 1802.

Laura Broccardo