Rares sont les trajectoires aussi étroitement fondues dans la grande fresque de l'histoire et les passions du siècle : Germaine de Staël, spectatrice puis théoricienne de la Révolution, adversaire acharnée de la sclérose impériale et médiatrice de premier plan dans l'Europe de 1814, ne dissocie pas son existence ni son oeuvre des scansions majeures de la modernité.

La vie de Germaine de Staël
22 avril 1766-14 juillet 1817

Les origines et les débuts.

Germaine de Staël est la fille de Jacques et Suzanne Necker, Suisses romands devenus des figures marquantes de la société parisienne, et grandit dans un milieu exceptionnel. Son père, Jacques Necker, bourgeois de Genève, a construit en quelques années une fortune considérable grâce à son génie des affaires. Fortune faite, il épouse Suzanne Curchod, Vaudoise, fille de pasteur, orpheline et pauvre. Tous deux sont protestants convaincus, d’une haute moralité, larges d’esprit et tolérants. Leur calvinisme n’est ni puritain ni dogmatique. La religion qu’on a enseignée à Germaine Necker est conçue non seulement comme une religion du cœur unie à la vertu, une relation de l’homme à Dieu, mais aussi comme une institution sociale. Elle a été élevée dans un milieu où l’union des Lumières et de la religion est tenue pour nécessaire. Il faut insister sur ces points par lesquels elle appartient vraiment à Genève. Autre part de l’héritage familial, le goût de la vie sociale telle qu’on la conçoit à Paris, et l’intérêt pour la politique. L’ambition de M. Necker dépasse le monde de la finance. C’est le pouvoir qu’il veut et qu’il atteindra. Sa femme a soutenu sa carrière avec une habileté, une activité sans seconde. Elle a su créer et régenter un salon rapidement devenu l’un des plus célèbres de Paris, salon littéraire parce qu’elle a mesuré l’influence des écrivains sur l’opinion. L’énumération des habitués est surprenante. On y rencontre les derniers Encyclopédistes et bien d’autres, Diderot, d’Alembert, Buffon, Grimm et Meister, Mably, Raynal, Bernardin de Saint-Pierre, Mme Geoffrin, Mme Du Deffand, mais aussi les amis suisses moins célèbres auxquels les Necker sont restés attachés.

En 1776, malgré la double difficulté de n’être ni français ni catholique, Necker accède à la direction des Finances de la France. Germaine a dix ans. Se multiplient alors chez ses parents les familiers des affaires de l’État, les ministres, les diplomates. Elle les a tous connus, puisqu’elle fut admise encore enfant dans le salon de sa mère. Elle a à peine treize ans, moins peut-être, qu’elle converse avec eux et tient son petit cercle. La célébrité du père dans toute l’Europe a ouvert à la fille le monde de la politique, l’aristocratie et les cours régnantes. Son importance sociale, accrue par ses succès littéraires, est trop souvent inaperçue ou mal comprise. Elle n’a rien d’une intrigante qui forcerait les portes ; celles-ci s’ouvrent tout naturellement devant elle.

Sa mère lui a dispensé une éducation très soignée, qui dépasse de loin celle qu’on donnait aux jeunes filles de ces milieux. Germaine apprend l’anglais et le latin, la diction, la musique, la danse ; on l’envoie au théâtre très jeune. Elle lit et écrit beaucoup ; cela fait partie de sa formation. Sa mère n’a jamais pu se livrer à son goût pour l’écriture, son mari l’en ayant empêchée. Sur ce point, il sera complètement débordé par sa fille. La combinaison de tous ces traits caractérise sa vie et ses travaux. Son génie naturel aidant, elle va bien différer du type de femme traditionnellement admis par la société d’alors et déconcerter ainsi ses contemporains, ce qui lui vaudra des joies intellectuelles et des souffrances intimes. En 1814, elle peut écrire :

La culture des lettres m’a valu plus de jouissances que de chagrins. […] Il y a dans le développement et le perfectionnement de son esprit une activité continuelle, un espoir toujours renaissant, que ne saurait offrir le cours ordinaire de la vie. Tout marche vers le déclin dans la destinée des femmes, excepté la pensée, dont la nature immortelle est de s’élever toujours.

Son mariage malheureux avec le baron de Staël, ambassadeur du roi de Suède à la cour de France, la fait entrer en 1786 dans l’aristocratie. On remarquera qu’elle n’épouse pas un Suisse : c’est que, pour la plupart, ils sont trop loin des milieux que ses parents ambitionnent pour elle. Quant à la noblesse française, elle compte peu de protestants et les Necker ne veulent pas d’un catholique pour gendre. La jeune baronne de Staël ouvre à son tour un salon qui va relayer celui de sa mère. Libérale en politique comme son père, elle y reçoit la nouvelle génération, celle qui a fait la guerre d’Amérique, qui en a rapporté des idées neuves et généreuses qu’elle épouse avec enthousiasme : parmi bien d’autres, La Fayette, Noailles, Clermont-Tonnerre, Condorcet, et les trois hommes qu’elle aima le plus à cette époque : Louis de Narbonne (1755-1813), sa première grande passion, Mathieu de Montmorency (1767-1826), l’ami de toute sa vie, Talleyrand, le traître à l’amitié.

Elle se livre alors à sa passion d’écrire : des portraits d’amis de ses parents, presque tous perdus, celui, particulièrement remarquable, de son père ; elle compose des tragédies ; Meister glisse dans la célèbre Correspondance de Grimm de petites compositions d’elle. En 1788, un ami de ses parents fait imprimer à son insu une vingtaine d’exemplaires de ses Lettres sur le caractère et les ouvrages de J.-J. Rousseau, presque immédiatement rééditées et répandues dans le public. Au bonheur de l’écriture, à la qualité de l’analyse, on voit bien qu’il ne s’agit pas d’une première tentative. L’ouvrage ne saurait se réduire à l’éloge et ne va pas sans critiques, notamment à propos des idées du philosophe sur les femmes, leur rôle social et leur éducation. L’enthousiasme qui a poussé Germaine a fait naître en elle l’idée d’une critique fondée sur la sympathie. Il ne s’agit plus de juger d’après des principes extérieurs à l’œuvre et qui lui semblent d’ores et déjà dépassés, mais de la comprendre de l’intérieur et de trouver en soi les raisons de l’admiration qu’on éprouve. Il n’y a plus de code imposé du dehors, mais un double mouvement d’identification et de distanciation qui relie le lecteur à sa lecture. Cette prise de conscience naissante s’affirmera dans ses grands livres.

L’œuvre de Mme de Staël est étroitement liée aux circonstances politiques et aux circonstances de sa vie. Puisqu’elle ne pouvait jouer un rôle public, il lui fallait compenser ce manque par les rares ressources que la société lui laissait, la recherche d’une influence qui passerait par les hommes – c’est alors le cas de toutes les femmes ambitieuses – et par les livres, ce qui n’est pas donné à tout le monde. On la considérera pour cela comme une intrigante empiétant sur les domaines réservés aux hommes. Pendant l’époque révolutionnaire et jusqu’à son exil de 1803, son salon est la première forme que prend le futur « Groupe de Coppet » ; il deviendra l’une des créations les plus étonnantes de Mme de Staël. Ce groupe d’amis, à la fois très intime et très ouvert sur le monde, appartenant à des pays divers, se retrouve sur les bords du lac dans ce château de Coppet qui lui donnera son nom. La maîtresse des lieux n’est pas qu’une hôtesse, une « salonnière », elle est un écrivain de métier, qui travaille et incite les autres à faire de même. C’est l’originalité de ce groupe qui ne ressemble à aucun autre et dans lequel Mme de Staël compte quelques-uns de ses amis les plus chers, dont des Genevois, comme Sismondi et Mme Necker-de Saussure, et des Alémaniques, Bonstetten et Meister. Aucune étude sur Mme de Staël ne saurait se dispenser d’évoquer au moins cette part capitale de son activité.

Peu satisfaite par son mariage, elle cherche ailleurs un bonheur qu’elle n’a pas. Ainsi apparaissent à cette époque dans son entourage des relations amoureuses importantes : le comte de Narbonne et le comte Adolphe de Ribbing (1765-1843). Les lettres qu’elle leur adresse, remarquables sur le double plan psychologique et littéraire, dévoilent un personnage profondément attachant, porté à la souffrance, aspirant au bonheur, difficile parfois, jamais ordinaire, bouillonnant d’idées et d’activités. Aucun de ces hommes ne la vaut, et elle leur devient probablement insupportable par l’intelligence qui la distingue et par l’appel à tout jamais insatisfait qu’elle adresse à ceux qu’elle aime. C’est ce qu’elle revivra avec un homme d’une bien autre qualité intellectuelle, Benjamin Constant. Un Vaudois : l’homme de sa vie fut en définitive des mêmes contrées qu’elle et, comme elle et ses parents, n’aima vivre qu’à Paris. Cette extraordinaire liaison, l’une des plus étonnantes du monde littéraire, durera, puis s’éternisera, dans un grand enrichissement intellectuel, sans que chacun puisse vivre avec ou sans l’autre.

Les écrits nés de la Révolution.

Mme de Staël avait d’abord donné dans des genres littéraires non dénués d’ambition ; elle s’était essayée à la tragédie et en avait écrit quatre ou cinq au moins. En 1790-1791, elle avait même publié – en tirages si confidentiels qu’on peut à peine parler de publication – deux pièces de théâtre : Sophie ou les Sentiments secrets, intime et grave à la fois, et Jane Gray, tragédie politique comme celles, encore inédites, qui ont subsisté. La Révolution venue elle s’oriente vers la politique, qui n’est jamais absente de ses romans et de ses ouvrages de critique. Réfugiée à Lausanne et à Coppet après la chute de la monarchie et les massacres de septembre 1792, elle publie en 1793 les Réflexions sur le procès de la Reine, où l’on voit une femme prenant la défense d’une autre femme humiliée, accusée de fautes qu’elle n’a pas toutes commises. Cet écrit porte loin la méditation de Mme de Staël sur les misères de la condition féminine, fût-elle royale, et c’est à toutes les femmes qu’elle adresse cet émouvant plaidoyer pour l’une d’entre elles qu’on traîne dans la boue avant de l’assassiner.

Elle publie plus volontiers qu’autrefois des œuvres parfois assez anciennes : Zulma en 1794, en 1795 des nouvelles précédées d’un Essai sur les fictions que Goethe appréciera au point de le traduire en 1796. Le grand écrivain suivra désormais les travaux de Mme de Staël avec un intérêt partagé par Schiller et soutenu par Guillaume de Humboldt ; celui-ci deviendra l’un des plus chers amis allemands de Mme de Staël, celui qui pensera dès 1800 qu’elle seule pourrait faire connaître la pensée allemande en France. Elle reviendra sur la théorie du roman dans bien d’autres écrits, De la littérature, les Réflexions sur le but moral de « Delphine »De l’Allemagne. Dès 1795, dans l’Essai sur les fictions, elle rejette le merveilleux et l’allégorique, les romans philosophiques et historiques, et leur préfère ceux qui mettraient en scène la variété des caractères et des conditions sociales. La fiction doit peindre les mouvements du cœur et du caractère de l’homme au point de rencontre de l’imagination et de la philosophie, celle-ci ayant besoin de la parure de celle-là pour « émouvoir et conduire au but sans l’indiquer d’avance ». En 1795, elle croit encore à la réussite esthétique si le contenu obéit à des fins morales. Très préoccupée comme ses contemporains par les rapports de la morale et du roman – qui n’obtient ses lettres de noblesse que s’il est moral, elle abandonnera ce point de vue trop étroit. L’œuvre d’art n’a pas plus de but moral que la vie elle-même, mais son résultat doit être moral. Du moins, dès le temps de l’Essai, elle saisit le paradoxe du roman, symétrique du paradoxe de l’acteur, « où tout est inventé et imité, où rien n’est vrai mais où tout est vraisemblable ».

En 1796, Mme de Staël publie un ouvrage très ambitieux, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, auquel elle travaille depuis des années. Dans son introduction, elle résume sa pensée sur le bonheur des nations lié à la liberté et au bon gouvernement, idée qu’elle développera dans d’autres livres. Son républicanisme s’exprime pour la première fois comme un idéal qu’elle cherchera en vain à réaliser. Elle fait la revue pessimiste des passions bonnes et mauvaises et des malheurs qu’elles engendrent. Dans la mesure où même les plus belles et les plus pures, comme la recherche de la gloire, font dépendre des autres le bonheur individuel, elles sont néfastes. Ni l’amour, ni les affections familiales, ni l’amitié n’apportent le bonheur, puisqu’on doit compter sur les autres qui se dérobent. Pires encore sont le fanatisme, l’orgueil, la vanité, le jeu, et tous les vices de l’humanité. Le sage doit en définitive se contenter de ce qui ne dépend que de lui et rechercher la sérénité qu’apportent la réflexion, l’étude, le progrès de la pensée. Commencé en 1792 quand la Révolution change de sens, ce livre pessimiste et mélancolique est issu d’une expérience singulièrement vaste pour une jeune femme à peine âgée de trente ans, mais qui a déjà beaucoup observé, beaucoup souffert et beaucoup réfléchi. Son intérêt ne réside pas seulement dans le traité de morale dont il prend la forme, mais dans ses résonances politiques et autobiographiques.

Les années suivantes, l’écrivain s’intéresse comme toujours à la vie publique, d’où quelques ouvrages qui ne sont pas tous publiés, tant les rapides changements politiques leur sont défavorables. Le plus important, qui aurait pu faire date s’il avait paru en son temps, est un appel à la raison écrit en 1798, Des Circonstances actuelles qui peuvent achever la Révolution. Il s’agit de sortir la France de l’anarchie, de fonder la République, d’écarter l’esprit terroriste ou royaliste outré, en un mot de ramener la paix publique dont le pays, épuisé par le malheur, a un intense besoin. On soulignera le fait que Mme de Staël a largement bénéficié de l’expérience de son père comme ministre, et qu’elle se méfie des théories trop abstraites et inapplicables : tout en estimant Rousseau, elle lui préfère Montesquieu et Necker.

De la littérature

En 1800, Mme de Staël publie son premier grand livre, De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, qui est aussi le premier livre important du nouveau siècle. Tributaire de Montesquieu, elle examine l’évolution de la littérature et de la pensée à travers les différents types de sociétés, de gouvernements, de religions. Dans cet hymne à la gloire de la littérature, prise au sens le plus large du mot – ce que nous appelons sciences humaines – elle prononce un plaidoyer imposant en faveur du XVIIIe siècle. Puiser des thèmes nouveaux dans le passé des peuples, réhabiliter le Moyen Age chrétien, prédire le progrès dans la philosophie, l’histoire, le roman au sein d’institutions libres et égalitaires accordées avec les mœurs, affirmer, comme Voltaire, contre Marmontel ou La Harpe, qu’il n’y a pas de goût absolu mais des goûts relatifs, opinion qu’on retrouvera démontrée dans De l’Allemagne : vaste programme… Certes, dans un ouvrage aussi général, il manque à l’auteur bien des connaissances et une pensée philosophique assez solide (elle y remédiera plus tard) ; mais tel qu’il est, le livre foisonne d’idées neuves : le renouveau de la poésie par la rêverie, l’approfondissement des sentiments moraux et religieux, la valorisation des littératures du Nord, plus modernes, qui remplaceront les sources antiques épuisées. La dernière partie du livre est consacrée à la littérature de l’avenir déjà évoquée dans Des circonstances actuelles : les talents littéraires seront unis aux talents politiques, d’où l’importance du théâtre sur lequel elle insiste beaucoup pour l’éducation du peuple, et de l’éloquence politique, le genre républicain par excellence. La théorie de la perfectibilité, qu’elle a adaptée à sa propre pensée, n’a pas que des amis ; le livre est accueilli par certains journaux avec une incroyable violence et avec hostilité par le Premier consul, qui soutient le siècle de Louis XIV, roi absolu, comme facteur de remise en ordre et d’autorité, contre le XVIIIe, accusé des désordres révolutionnaires. Mme de Staël, convaincue que la Terreur et ses conséquences sont un détournement de l’histoire, ne peut accepter cet effacement des Lumières. Ses idées de liberté lui vaudront les persécutions du nouveau pouvoir et lui coûteront très cher jusque dans sa vie intime.

Madame de Staël et Napoléon.

À partir de là commence en effet une lutte ouverte entre elle et Napoléon, qui va se répercuter sur sa pensée et ses ouvrages. Il n’aime pas les femmes influentes et craint une personne très éloquente tenant un salon fréquenté par des gens brillants, haut placés dans l’entourage du Premier consul, un salon où l’on professe des idées qu’il rejette. Il croit trouver la trace de Mme de Staël, non sans raison, dans des groupes d’opposants, puis dans des conspirations, ce qui est beaucoup moins sûr. Elle cultive trop d’idées ressenties comme subversives par le nouveau régime pour se faire accepter par un homme qui ne veut d’elle que son silence. La lutte est inégale. Longtemps elle croira que sa célébrité lui vaudra l’apaisement. Elle mettra des années à comprendre qu’elle se heurte sans recours à la volonté froide de celui pour qui la toute-puissance est le seul but. Les Dix années d’exil exposent éloquemment cette lutte disproportionnée entre un individu désarmé et un pouvoir tyrannique.

Mme de Staël offre un exemple intéressant des combats que se livrent les écrivains et le pouvoir absolu sous toutes les latitudes. Pour elle, l’écrivain ne cherche que le progrès de l’humanité, en donnant forme à ce que les autres portent en eux sans pouvoir l’exprimer. C’est là son utilité, ce qui empêche la littérature de tomber dans le frivole. La condition de son travail est la liberté. Battue d’avance, Mme de Staël est exilée de Paris, puis de la France. Malgré tous ses malheurs, c’est seulement en 1810, quand l’empereur est au faîte de sa puissance que la destruction de son grand livre, De l’Allemagne, lui fera enfin comprendre que sa situation est sans remède et qu’elle ne peut accepter une relégation passive même dans un château, puisqu’elle est empêchée de publier, de recevoir qui elle veut, d’établir ses enfants. C’est alors qu’elle choisira l’évasion et le grand voyage, à travers une Europe déchirée par les guerres, jusqu’en Russie et en Suède, dans le but d’atteindre l’Angleterre et la liberté.

Delphine et Corinne.

Pour tout autre, et depuis le Consulat, ce serait le temps du silence. Constant lui-même ne publie plus rien, il accumule. Chateaubriand est lui aussi très prudent. Mme de Staël croit l’être quand elle publie les romans qui vont lui valoir une grande célébrité en France et en Europe. Elle y met encore trop de politique, abordant sans crainte dans Delphine (1802), dédiée à « la France silencieuse », les questions politiques et sociales issues de la Révolution : l’émigration, le libéralisme politique, l’anglomanie, la supériorité du protestantisme sur le catholicisme, le divorce. Tel quel, Delphine était fait pour déplaire au pouvoir ; mais il remporta un immense succès. L’auteur mettait en scène, dans un enchaînement diabolique de circonstances, la descente aux enfers d’une jeune femme intelligente, droite et bonne, qui perd toutes ses illusions sur les autres et sur elle-même, et qui voit gâcher par la méchanceté universelle l’amour qu’elle porte à un homme enfermé lui-même dans les préjugés de sa caste. Le point de vue est celui d’une femme qui, connaissant le monde et ses misères, prête une attention particulière aux malheurs des femmes. On peut s’étonner qu’un tel livre n’ait pas retenu davantage l’attention des féministes, à quelques exceptions près. L’analyse de la souffrance des êtres, des femmes en particulier, y est faite avec une acuité et une variété de ton remarquables ; la forme épistolaire y trouva un de ses triomphes. Notons que chez Mme de Staël la préoccupation de la destinée malheureuse des femmes, même dans des pays de haute civilisation et dans les rangs les plus élevés de la société, est constante. La Révolution a fait régresser la condition féminine : voilà la réalité qu’elle constate et proclame, soulignant avec effroi le recul juridique, social, politique des femmes, et les malheurs auxquels les condamne leur position subordonnée dans la famille et dans la société.

Bien que les cadres sociaux soient différents, il existe sur ce plan d’indiscutables ressemblances entre Delphine et Corinne (1807). Dans Delphine, Mme de Staël ne se souciait pas de décrire Paris à un public qui le connaissait parfaitement ; elle se concentrait – exotisme d’un nouveau genre – sur la société, les salons, les difficultés provoquées par la Révolution à ses débuts. Corinne, femme de génie, qui incarne l’avenir de l’Italie (question politique dangereuse, parce que tenant une place importante dans la pensée de Napoléon), est elle aussi la victime d’une société répressive, anglaise cette fois. Modèle de la liberté en politique, l’Angleterre n’est pas un modèle de liberté sociale ; comme toujours, les femmes sont les premières victimes. Ce qui valut à ce roman encore plus de succès qu’au précédent, ce fut l’Italie où se déroulent les trois quarts de l’intrigue. Le voyage que Mme de Staël y effectue pour écrire Corinne a lieu après sa première expérience allemande : c’est à Weimar qu’elle aura soudain l’idée d’écrire son nouveau roman et de le situer dans ce pays qu’on lui peint partout comme merveilleux. Elle ne sera pas déçue : elle découvrira la beauté des sites, l’intérêt d’une situation politique misérable qui lui fait annoncer pourtant une renaissance, et des richesses intellectuelles plus grandes qu’on ne le soupçonnait en France. Ainsi mettra-t-elle Dante à l’honneur. Le roman contient donc un « De l’Italie », certes plus limité que De l’Allemagne, par les nécessités romanesques, mais issu d’une exploration semblable. Les beautés italiennes frappent l’écrivain plus que celles de tout autre pays. Elle y jouit du passé romain, de l’Antiquité et de la Renaissance confrontés aux temps modernes, de la douceur du climat, de la beauté du ciel, renforçant ainsi cette fameuse opposition nord-midi présente dans De la littérature grâce à son expérience livresque.

L’Italie est incarnée par Corinne, mi-Italienne mi-Anglaise, poétesse et artiste, qui guide le lord écossais, Oswald, dont elle s’est éprise, à travers les splendeurs de son pays d’élection. Rome y tient une place symbolique, centrale, comme le lieu d’où sont sorties les grandes civilisations romaine et chrétienne, l’Antiquité et la Renaissance. Le roman se déroule à travers les paysages et les villes de l’Italie, choisies et décrites en fonction des sentiments des héros : naissance de l’amour à Rome, épanouissement en Campanie sous la menace du volcan, mélancolie à Venise, mort de l’héroïne abandonnée dans la rude Florence. Très ambitieux, le livre répond à toutes sortes de questions, non seulement à celles que posent la philosophie, la religion, la politique ou l’histoire, mais aussi les beaux-arts, la poésie, et toute la beauté du monde.

Ce deuxième roman ajouta encore à la célébrité littéraire de Mme de Staël. Il fut moins attaqué par les journaux que Delphine, objet d’incroyables critiques alliant la sottise à la grossièreté. On eut plus de respect pour l’auteur de Corinne, même si l’on ne comprit pas toute la richesse du roman. Le public ne s’y trompa point, et il lut passionnément les aventures de Corinne et d’Oswald. L’incompréhension qui avait enveloppé Léonce dans le roman précédent se manifesta de nouveau à l’encontre d’Oswald ; on n’acceptait pas ces hommes irrésolus que l’on taxait de faiblesse, ce qu’on trouvait inadmissible pour un héros de roman. C’était ignorer le nœud des deux intrigues : seul, un homme dominé par la société peut porter malheur à des femmes qui ne se conforment pas au modèle féminin en vigueur. Léonce et Oswald sont tourmentés, moins par une supposée faiblesse que par le conflit que leur fait vivre leur amour pour des créatures insoumises aux lois patriarcales dans lesquelles ils ont été élevés. Ces personnages masculins sont très proches du héros d’Adolphe, écrit dans l’ombre de Mme de Staël quand celle-ci termine son second roman en 1806. Constant se sentit visé par les articles contre Corinne plus que par ceux contre Delphine, auxquels il avait pourtant répliqué avec la colère que lui faisaient éprouver la bêtise et l’incompréhension de la critique.

De l’Allemagne.

Jusqu’en 1803, Mme de Staël avait vu défiler l’Europe dans les salons parisiens. Certes elle avait traversé la France, l’Allemagne ou la Suisse, séjourné dans le Pays de Vaud et quelques mois en Angleterre ; mais la découverte n’était pas alors son but. Bonaparte, en changeant brutalement ses habitudes de vie, la conduisit à enrichir ses connaissances et sa pensée. Paradoxalement, sans lui, ni Corinne ni De l’Allemagne n’auraient existé. Cet exil interminable devait produire ces deux chefs-d’œuvre et, plus tard, un autre livre bien différent, resté inachevé, les Dix années d’exil, où elle voulait faire découvrir la Russie et – si elle avait pu l’achever – les royaumes du nord de l’Europe.

En effet, en octobre 1803, l’orgueil blessé de Mme de Staël chassée de France sans recours possible, puisqu’on la tient pour étrangère, lui fit choisir un voyage en Allemagne. Elle avait plusieurs buts ; l’un était de faire reconnaître en France et par le Premier consul qu’elle n’était pas n’importe qui. Sa situation mondaine, la célébrité de son père et la sienne propre lui assuraient l’accueil des cours princières, pour certaines prestigieuses. Son autre but, intellectuel, était né avec sa découverte progressive de la pensée allemande fort peu connue en France, à laquelle l’initiait déjà Guillaume de Humboldt. Celui-ci comprit très tôt qu’elle seule pourrait introduire et populariser des chefs-d’œuvre inconnus dans une France plutôt stérile sur le plan de la littérature et de la philosophie. Elle partit sceptique, elle revint émerveillée, ayant tout découvert à Weimar, un des carrefours allemands de la pensée, Athènes d’un nouveau genre, République des Lettres retrouvée, dont le souverain favorisait les génies littéraires. Le réseau européen de Mme de Staël allait s’enrichir considérablement.

Dès son départ, elle avait pensé écrire des « Lettres sur l’Allemagne », projet modeste qui grandira au fur et à mesure de son apprentissage. Au sens aigu de l’observation des peuples, à la perception rapide des mœurs et des coutumes, des âmes aussi, elle ajoute le goût d’apprendre par la lecture et la conversation. Elle étudie l’allemand pour le lire et le traduire elle-même (on ne trouve guère alors que de rares et médiocres traductions). Elle rencontre les plus grands écrivains comme Schiller, Goethe, Wieland et bien d’autres. Elle ramènera, plus pour elle que pour ses fils, le déjà célèbre Auguste Wilhelm Schlegel qui, avec son frère, représente le Sturm und Drang, toute une part de l’Allemagne pensante. Arrivée en 1803, à peine éclairée sur les réalités d’outre-Rhin, elle accomplit un immense effort pour découvrir une nouveauté philosophique et littéraire très originale. Ces connaissances s’enrichiront les années suivantes, par les invitations à Coppet, par son séjour à Vienne et son second voyage en Allemagne.

Dans ce nouveau livre, aucune fiction ne vient influencer l’exposé. L’auteur parle sans aucun intermédiaire. Peut-être aussi ne se voit-elle pas situer un roman dans l’Allemagne, si pittoresque soit-elle ; l’objet de ses recherches ne s’y prête pas. Elle ne pense donc qu’à un projet didactique. Non sans crainte, elle s’y attaque au cours de l’été 1808 ; elle le terminera en 1810 après plusieurs rédactions, qui permettent de mesurer l’énormité de l’œuvre entreprise. Il fallait tout apprendre aux Français : l’aspect du pays (d’où une remarquable et pittoresque première partie dans une Allemagne enneigée, noire et blanche), son histoire, ses habitants. Le livre expose et analyse la découverte émerveillée d’une littérature et d’une pensée, et culmine dans la dernière partie avec les admirables chapitres sur l’enthousiasme, prière et appel poétique et inspiré, qui évoque l’éloquence lyrique de Corinne.

En voulant présenter un pays ignoré, Mme de Staël prend la suite de De la littérature, qui appelait les Français à renouveler leurs modèles, à sortir des limites trop strictes du classicisme d’où bien peu cherchaient à s’évader, et que le pouvoir en place maintenait fermement. Elle reprend avec plus de force encore quelques idées essentielles : le refus des règles étroites d’une critique formelle, la recherche de thèmes nouveaux dans l’histoire des nations, leurs légendes, leurs mythologies, l’ouverture vers les autres peuples et leurs richesses, et celles des mondes inconnus du rêve et de l’imaginaire. Enfin, elle découvre une philosophie idéaliste issue de Kant, qui lui paraît capable de nourrir la philosophie française. Elle refuse désormais la morale de l’intérêt bien entendu, le pragmatisme et le matérialisme, qu’elleremplace par la morale du devoir et la notion d’enthousiasme, pendant que grandit en elle l’idée de la mélancolie enrichissant la poésie et le théâtre, sur lesquels elle écrit des chapitres capitaux pour le romantisme français en formation. Elle, l’héritière des Lumières, ressent avec force qu’il faut évoluer, qu’il faut sortir du classicisme français, et que la réponse se trouve dans cette littérature, même si les Allemands sont déjà en route vers un romantisme dont elle ne saisit que les premiers pas. Son refus des préjugés et des interdits en tout genre est poussé plus loin encore que dans ses précédents ouvrages, car il ne suffit plus de s’inspirer de l’Antiquité, du XVIIe ou même du XVIIIe siècle, il faut apprendre à connaître une poésie et un théâtre novateurs et entièrement libres dans leur conception et dans leur construction. Les Français n’offrent plus rien de tel depuis longtemps ; leur poésie se trouve dans leur prose et, s’ils ont quelques bonnes tragédies, s’ils gardent leur suprématie dans la comédie, ils ne produisent plus rien de nouveau et de grand. Sur ces plans, l’Allemagne est donc proposée comme modèle. Mme de Staël n’invite pas les Français à copier les Allemands, mais à réfléchir sur leur exemple, et à s’évader des règles trop étroites où s’enlise leur littérature.

Comme CorinneDe l’Allemagne contenait une critique implicite de la politique napoléonienne. Quand il la lut, en 1814, Goethe pensa qu’on aurait pu attribuer à cette œuvre une influence dans le soulèvement de l’Allemagne en 1813. Napoléon vit le danger, interdit le livre et le fit détruire. Par miracle, les manuscrits et plusieurs jeux d’épreuves échappèrent à la vigilance policière. Mais Mme de Staël reçut là un coup fatal qui aurait pu tuer en elle le goût de vivre et le pouvoir d’écrire. Au milieu de ses peines, elle réussit à survivre et reprit la plume dans le secret, travaillant dans ces temps de désespérance autant qu’elle l’avait toujours fait. Elle rédige alors son drame de Sapho (1811), qui rappelle le sujet de Corinne sur le fond tragique de la femme géniale victime de l’amour et les Réflexions sur le suicide (1813), où elle condamne les idées qu’elle avait longtemps soutenues. Elle commence une épopée sur Richard Cœur de Lion, où elle aurait célébré l’aurore de la liberté et peint l’Orient où elle serait allée en 1817 si la mort n’avait interrompu sa carrière. On peut rêver au « De l’Orient » qu’elle n’aurait pas manqué d’écrire.

Les Dix années d’exil et les Considérations sur la Révolution française.

Dans la retraite-prison qui lui est imposée après la condamnation de De l’Allemagne, Mme de Staël commence les Dix années d’exil, d’abord conçu comme un violent pamphlet contre l’empereur qui l’écrase de sa toute-puissance. Enfin, espionnée, tourmentée sans relâche, réduite à Coppet et Genève, ne pouvant plus rien publier, elle décide de s’évader de l’Europe napoléonienne. Commence alors l’immense voyage qui la conduira à travers l’Empire autrichien et l’Empire russe, devenu contradictoirement terre de la liberté recouvrée. La Grande Armée est entrée en Russie. Mme de Staël doit passer par Kiev et Moscou pour lui échapper, en pleine guerre, quand tout un peuple se soulève contre l’envahisseur. Elle observe ce pays si éloigné de ses connaissances et de sa culture, qui s’offre à elle comme l’annonce d’une Asie fabuleuse. Le livre que sa mort laissa inachevé devait émerveiller Pouchkine pour ce qu’elle y disait des Russes. Elle avait à son actif un « De l’Italie » et un De l’Allemagne ; ce fut là l’ébauche d’un « De la Russie et des royaumes du Nord ». Délivrée de Napoléon, elle va vivre plusieurs mois en Suède, protégée par Bernadotte devenu prince héritier, puis en Angleterre. C’est l’apogée de sa vie : la femme chassée devient l’inspiratrice d’une politique d’alliance anti-napoléonienne, elle joue un rôle de propagande important, où son éloquence naturelle se donne libre cours, facilitée par la qualité et par le nombre de ses relations politiques. Puis elle rentrera dans une France humiliée mais délivrée d’un tyran à son tour vaincu et exilé.

À Stockholm, Mme de Staël avait travaillé à la deuxième partie des Dix années. À Londres, elle reprit une idée déjà ancienne. Depuis la mort de son père, elle souhaitait consacrer un livre à sa vie politique ; elle avait rédigé en 1804 un texte remarquable sur l’homme privé. Elle voulait expliquer l’homme public, mais elle n’eut pas le cœur de s’arrêter à la fin de sa carrière en 1790, quand s’étaient déroulés de si grands événements dans lesquels elle-même avait joué un rôle attentif et ambitieux d’observateur et d’acteur. Elle continua donc le livre par le Consulat et l’Empire jusqu’au début de la deuxième Restauration, ayant accepté sans joie les Bourbons, non sans inventorier leurs premières erreurs. Au projet initial s’ajoute donc une étude du groupe libéral dans les trois premières années de la Révolution, suivi du désenchantement provoqué par les errements de la Terreur, les vicissitudes du Directoire, la tyrannie napoléonienne et une royauté qui ne lui inspire pas entière confiance. Le livre se termine sur des propositions faites à la France, inspirées du système politique anglais. Les Considérations renferment donc un « De l’Angleterre » politique. Leur style exprime efficacement la tragédie moderne, de française devenue européenne ; il mérite d’être étudié aussi bien que dans les écrits purement littéraires.

Un cycle se referme ainsi là où il avait commencé. La mort brutale de Mmede Staël à cinquante et un an, en 1817, arrête une œuvre inachevée sur le plan littéraire. Il ne lui a pas été donné de voir les changements maintenant proches de la littérature française, elle sans qui les choses n’auraient pas été tout à fait ce qu’elles furent. Double et inutile interrogation qui laisse insatisfaits ceux qui l’ont suivie avec toute l’attention qui lui était due, et qui ont pu s’irriter de la méconnaissance dont elle a été la victime de la part des héritiers auxquels elle avait magistralement ouvert les voies.