La lettre et la mère

Roman familial et écriture de la passion chez Suzanne Necker et Germaine de Staël
Catherine Dubeau

Broché, 451 pages, Paris, Hermann, 2013. ISBN : 9782705687489

     Si les couples mère-fille ne sont pas légion au XVIIIe siècle, Catherine Dubeau a su trouver en Suzanne Necker et sa fille, Germaine de Staël, un cas aussi rare que remarquable. Dans un bel ouvrage de 451 pages, issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Laval en 2007, Catherine Dubeau nous invite à penser la relation mère-fille dans son rapport à la passion et à l’écriture chez Suzanne Necker comme chez Germaine de Staël. Dans une perspective qui relève à la fois de la critique psychanalytique et de la sociologie de la littérature, l’auteur propose une redéfinition, adaptée au féminin, de la notion freudienne de « roman familial », entendue comme représentation qu’un sujet se fait de sa propre histoire et de la place qu’il y occupe. Croisant la figure de la « seconde épouse » issue du « complexe de la seconde », le concept sociologique de « place » permet d’éclairer la lutte pour la distinction qui a animé – et rapidement opposé – les deux femmes, tout en la resituant dans le contexte social, politique et historique de la deuxième moitié du XVIIIe siècle et de la Révolution française. La lettre, toujours passionnelle, est ainsi partagée entre aveu d’amour et déclaration de guerre et l’économie familiale, éclairée à la lumière de l’économie politique.

     L’originalité de la démarche de Catherine Dubeau réside dans l’égale importance accordée aux deux corpus et qui se reflète dans la structure même de l’ouvrage, consacrant une partie à chaque auteur et la partie centrale à une lecture croisée. Ce choix égalitaire s’inscrit dans le regain d’intérêt dont jouissent les écrits de Suzanne Necker depuis les années 1980 et a l’avantage de faire découvrir une œuvre encore trop méconnue, présentée dans de larges extraits, notamment dans les annexes. Rappelons à cet égard que Catherine Dubeau prépare actuellement une édition critique des Mélanges et Nouveaux Mélanges de Suzanne Necker. Relativement aux études staëliennes, l’auteur apporte sa contribution en mettant en lumière une figure maternelle souvent délaissée par la critique, au profit de celle du père, le célèbre Jacques Necker.

     Dans la première partie de son étude dédiée à Suzanne Necker, Catherine Dubeau s’attache à faire découvrir la vie et l’œuvre d’une femme longtemps restée dans l’ombre de son époux et de leur illustre progéniture, à travers le parcours des 1900 pages de ses journaux, rédigés de 1770 à 1790. L’auteur met au jour la spécificité d’une écriture qui puise aux sources du deuil et de la culpabilité et rend ainsi raison de l’emploi de la forme diaristique, investie d’une fonction thérapeutique. Le premier rapport mère-fille mis en lumière, structurant à bien des égards, est donc d’abord celui de Suzanne Necker à sa propre mère. Catherine Dubeau rend admirablement compte de la cohérence d’une écriture – comme d’une vie – tout entière animée par une logique de rachat. Lorsqu’on a failli, comme Suzanne Necker croyait avoir failli auprès de sa mère, il faut racheter son droit de vivre par l’exercice d’une vertu rigoureuse, sinon tortionnaire. L’auteur nous conduit au cœur de surprenants comptes moraux d’apothicaire (pensons au Journal de la depense de mon tems présenté en annexe) et à la découverte de ce « spectateur intérieur », récupération du « Mr Spectator » de Steele et Addison. Elle dresse le portrait d’une femme pour le moins exigeante, « sans cesse en garde contre soi » et contre ses passions, « monstre qu’il faut tuer à l’instant même », qui développe à cette fin tout « un art de la réprimande » et du refoulé, aux antipodes de nos tendances contemporaines. Cette guerre contre soi-même, Suzanne Necker la transporte bientôt dans le monde dans lequel son mariage avantageux l’introduit. La maîtresse de maison fait ainsi preuve dans son salon d’autant de rigueur que dans son intimité et planifie avec acharnement sa « performance mondaine ». La fonction du journal évolue : lieu de correction et de punition de soi-même, il devient le réceptacle des angoisses et de la frustration d’une femme qui doit s’adapter à des manières et à un univers qui lui sont étrangers à plus d’un titre. Catherine Dubeau éclaire là avec finesse les circonstances d’où éclora la rivalité entre une mère vieillissante et sa fille, dotée de façon innée des codes et de l’aisance qui lui ont cruellement fait défaut.

     La deuxième partie de l’ouvrage est tout naturellement consacrée à cette rivalité, efficacement problématisée au moyen de la notion de « place distinctive ». Catherine Dubeau croise les moments-clés de la vie des deux femmes et établit une chronologie de leur relation conflictuelle. La maternité est rapidement source de désenchantement pour Suzanne Necker, qu’elle l’envisage tantôt sous le signe du « coût » (coût de l’enfantement, coût de la désastreuse tentative d’allaitement, non sans répercussions en termes de « dette » et de culpabilité chez l’enfant), tantôt avec un certain orgueil (désir de se prolonger en l’enfant, qui n’en est éduquée qu’avec plus de rigueur et sans distinction de sexe : l’allégeance de Suzanne Necker à Rousseau a ses limites). Mais c’est surtout la thèse novatrice que propose Catherine Dubeau qui retiendra ici notre attention : partant de l’idée généralement admise d’une relation fusionnelle de la jeune Germaine avec son père, l’auteur démontre de façon convaincante que la source de la dynamique passionnelle staëlienne est à chercher d’abord dans la relation exclusive (aussi exigeante que déceptive) qui liait la petite fille à sa mère et que l’amour du père a été d’autant plus fervent qu’il n’a pas été premier. Le premier « ange tutélaire » était donc bien la mère. Marquée par une série de ruptures, culminant au moment du mariage de Germaine en 1786, la relation filiale se caractérise par une rivalité croissante, dont les deux portraits de Necker rédigés à l’été 1785 constituent la première manifestation littéraire. C’est avec la rédaction simultanée en 1794 des deux essais moraux, les Réflexions sur le divorce de Suzanne Necker et De l’Influence des passions de Germaine de Staël, que l’écriture se change en un véritable « duel ». Dans une analyse originale des Réflexions sur le divorce, Catherine Dubeau nous invite à lire sous l’angle du « divorce » mère-fille un essai tout autant adressé aux contemporains qu’à la fille, à la fois condamnée pour ses choix de vie personnels et exclue pour son absence de vertu filiale. En cela (l’auteur insiste avec raison sur l’influence, jusque-là négligée par la critique, de la mort de Suzanne Necker en mai 1794 et du deuil maternel sur la rédaction du traité staëlien), De l’Influence des passions constitue la réponse désolée de Germaine de Staël à la rupture que consomment les Réflexions et forge une conception de la passion, et au premier chef de l’amour, sur le modèle de la toute première faillite relationnelle, bien avant la faillite amoureuse, la relation à la mère. À cet égard, c’est bien dans sa famille que Germaine a été à « l’école des passions ».

     Passant « de la morale maternelle à l’imagination staëlienne », Catherine Dubeau se livre dans un dernier temps à l’analyse des fictions de Germaine de Staël. Si l’écriture staëlienne s’ancre dans le besoin pressant d’atteindre la mère, les fictions, considérées comme exutoire cathartique, gagnent à être lues comme la tentative salvatrice de substituer au corps et à l’amour maternel perdus le « corps de l’œuvre ». Ce faisant, l’auteur contribue à l’entreprise de relecture du corpus staëlien en proposant un parcours des fictions qui font une place de choix à la relation mère-fille et en éclairant un point spécifique du « roman familial », la représentation littéraire du conflit intérieur d’une fille coupable d’avoir porté atteinte et ombrage à sa mère et désirant sa punition autant qu’elle la redoute. Ses analyses bénéficient de la triangulation « première-époux-seconde », concept féminin équivalent de l’Œdipe proposé par N. Heinich (États de femme : l’identité féminine dans la fiction occidentale, 1996). A l’exemple de l’étude novatrice de Jane Gray éclairée à la lumière de la « dette » (l’auteur propose de lire l’attachement de Jane au sort de son mari comme le paiement différé et le rachat par une fille de sa désobéissance filiale première : le motif des époux marchant ensemble à la mort y gagne une signification psychanalytique inédite), cette dernière partie propose un examen approfondi de textes « mineurs », issus principalement du théâtre. Catherine Dubeau produit par ailleurs une analyse décisive d’une figure-clé de la fiction romanesque staëlienne, celle du despote maternel. Tout à la fois maternel, mondain et national, le despotisme dans Delphine aboutit à la Terreur, lue avec originalité comme un avatar monstrueux de l’emprise maternelle. Dans Corinne, faisant de la belle-mère la pièce-maîtresse de son analyse et d’Oswald, le bras armé de la figure maternelle (partageant à cet égard de nombreux points communs avec Suzanne Necker), l’auteur déplace avec profit l’angle de lecture du deuil du père, largement étudié, au souvenir de la mère.

 L’ouvrage de Catherine Dubeau a en définitive le mérite de redonner sa juste place à Suzanne Necker, tant en elle-même que dans l’incidence de la relation maternelle sur Germaine de Staël. Rivales se défiant l’une de l’autre comme d’elles-mêmes, les deux femmes se rejoignent pourtant in fine dans une quête commune, l’écriture, vécue comme « pansement » apposé sur la « coupure » primordiale de la mère, dans l’espoir de restaurer l’unité d’un moi toujours déjà divisé.

 Laura Broccardo

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